Dans les marges sonores de spill tab
Crédit: Jade Sadler
Dans ANGIE, son tout premier album, spill tab tisse patiemment les fils d’une identité musicale en constante mutation. Après des années à bricoler en marge, la chanteuse et touche-à-tout a bâti un son pop à la moelle lo-fi de ses débuts jusqu’aux pulsations glitchées d’une pop mutante. L’artiste basée à Los Angeles s’affirme comme une compositrice instinctive et complète, capable d’ériger des paysages sonores élégants et brutaux. En convoquant ses souvenirs, ses amitiés fondatrices et cette version d’elle-même qu’elle nomme “Angie”, la Franco-Coréenne esquisse un autoportrait à la fois fragile et affranchi. Au fil des morceaux, ANGIE laisse paraître le miroir brisé et une belle offrande, un disque qui se permet le luxe de s’affranchir du choix entre chaos et tendresse.
J’adore le fait que cet album te synthétise autant. De tout ce que tu as fait par le passé, on y retrouve des petites idées parsemées. Lorsque j’ai lu que tu avais commencé à travailler dessus il y a cinq ans, finalement, j’ai trouvé ça plutôt logique. J’aimerais néanmoins savoir comment la vision que tu avais de ce disque et la direction que tu voulais lui donner ont évolué avec le temps ?
Au début, je ne visais pas forcément un album. J’expérimentais, je ne me voyais pas encore avoir une carrière. Je faisais de la musique avec mes potes. Il m’a fallu pas mal de temps pour trouver quelque chose d’assez intéressant pour vouloir créer un album complet. Ça fait deux ans que l’idée du concept d’album a germé. J’y ai néanmoins intégré des morceaux qui datent de la période 2020–2021. C’est un peu la convergence du passé et du présent.
Sur ce début d’album très instrumental, tu as le morceau Adore Me où ta voix prend vraiment le dessus. C’est un morceau qui m’a tout de suite accroché, est-ce que tu te souviens de sa création ?
Alice Phoebe Lou, une artiste que j’adore, utilise beaucoup d’instruments et m’a beaucoup inspirée pour ce titre. Sa musique est très belle et très esthétique. J’ai commencé Adore Me avec des accords de piano, parce que ça faisait longtemps que je n’avais pas procédé de cette façon. Ensuite est venue la basse, avec David (Marinelli). Tout s’est construit de manière très linéaire, même au niveau de l’écriture, où j’ai enchaîné les idées dans l’ordre. C’était marrant aussi, parce que ça faisait un moment qu’on n’avait pas bossé ensemble, lui et moi — c’est avec lui que j’ai fait mes premiers morceaux.
Au même titre qu’une artiste comme Lolo Zouaï à ses débuts ou Saya Gray, ce qui me plaît dans ta musique, c’est son apparence très instinctive, qui la rend très vivante. Comment se passe une session avec toi, est-ce que tu es adepte des jams jusqu’à trouver des idées qui t’intéressent ?
C’est souvent ça oui, sinon il m’arrive aussi d’avoir une idée très précise et de vouloir la développer. Il y a des moments où une idée me traverse et je me dis : « Oh, ça doit exactement sonner comme ça. » À partir de là, on essaye des choses pour voir ce qui se passe. D’autres fois, on part d’un concept plus précis, et on arrange autour. L’écriture vient généralement après.
Et toi, quel rôle tu joues dans ces moments-là ?
J’explore. La guitare et la basse sont mes deux instruments préférés. Parfois quelqu’un est à la batterie, alors je prends la basse. Sur PINK LEMONADE, il me semble que je suis même à la batterie. Un peu de tout (rires). Cette rotation circulaire, c’est ma façon préférée de travailler. Si on est deux dans la salle, on échange les rôles pour pouvoir toucher à tout. J’adore bosser avec des gens multitâches, ça ouvre plein de possibilités, et c’est tout simplement plus fun comme ça.
Comment t’es-tu mise à produire tes propres morceaux ?
Au début, je ne savais pas produire. J’étais avec mon ami David, lui à Los Angeles et moi à New York. On ne pouvait pas bosser ensemble, parce que je ne savais même pas comment m’enregistrer ou lui envoyer des fichiers. C’est comme ça que j’ai appris à utiliser Ableton, et que j’ai enregistré moi-même des morceaux comme Cotton Candy. Je lui envoyais des maquettes, on bossait à distance. Ensuite, on s’est retrouvés en studio. Je lui ramenais des chansons qu’il réarrangeait. Pour cet album, disons que 70 % ont été faits avec d’autres personnes, et 30 % toute seule chez moi.
Dans tes prods, on entend beaucoup d’expérimentations, notamment par le biais de glitchs. Tu as un souvenir particulier d’un son que tu as intégré dans cet album ?
Oui, par exemple sur De Guerre, il y a pas mal de sonorités un peu folles. On savait qu’on voulait aller vers un truc hyperpop, glitchy, griddy. Aaron est très bon pour ça, donc le mérite lui revient. J’adore ce genre d’éléments. Un de mes proches m’a d’ailleurs récemment fait remarquer que mes anciens morceaux étaient beaucoup plus distordus que ceux d’aujourd’hui. Je ne m’en étais pas rendu compte, mais c’est logique. Quand j’ai commencé à bidouiller les machines, je trouvais ça génial. Je me disais : « Tout ce que je fais doit sonner comme ça » (rires). Un peu comme un enfant qui apprend un gros mot et le répète non-stop. Aujourd’hui, je pense avoir digéré ces influences. Elles sont toujours là, mais de manière plus léchée, au service de l’instrumentation. À ce moment-là, j'avais l’impression de ressentir la musique, j’intégrais des bruits de flipper, des audios. Il y a beaucoup de traitement pour l'amener à un endroit qui lui permet de s'intégrer dans l'idée. Je pense que je me suis plus amusé sur cet album en utilisant des instruments que je n'avais jamais utilisés auparavant, dont le violon ou la trompette ou des conga et guiro. Je pense que j'ai pris goût à l'expérimentation.
Petit retour à l’enfance, tu te souviens de ce qui te fascinait le plus quand tu étais dans le studio de tes parents ?
C’était l’endroit où j’allais après l’école quand j’avais entre 3 et 8 ans, parce qu’ils bossaient là-bas 12 heures par jour. J’y traînais, je faisais des cafés pour les clients — un peu le marketing des parents (rires). Un jour, ils ont enregistré un orchestre pour Les Simpson. Voir 60 personnes dans une salle, c’était énorme. Mais le plus souvent, c’étaient des acteurs pour du doublage, pas de la musique. C’était très cool, ça m’a appris combien de personnes sont impliquées dans la création d’une œuvre.
Si tu devais sampler un disque de ta jeunesse pour un futur projet, ce serait lequel ?
À l’adolescence, j’étais à fond dans l’indie rock, donc ce serait probablement pas cette période-là (rires). Peut-être un disque classique de ma mère. On écoutait pas mal de comédies musicales. Ce serait fou, en vrai.
T’étais attirée par d’autres domaines créatifs plus jeune ?
Je suis super nulle en dessin, je crois que mon cerveau n’est pas fait pour ça (rires). J’ai toujours aimé pourtant les choses fait à la main, faire des crochets ou autres, même le tatouage. Mais, je ne suis pas assez forte pour dépasser le simple hobby.
Dans l’énergie de tes premiers clips, on ressent une forme d’intérêt pour le DIY qui rejoint cet esprit.
Oui, le fait qu’on ait très peu de ressources à l’époque nous obligeait à être créatifs. Construire un décor à partir de rien, bidouiller des éléments de design. Il fallait se débrouiller.
Ce que j’aime sur cet album, c’est qu’il n’est pas du tout linéaire. Il y a plein de récits dans un même morceau, notamment grâce aux outros. Tu avais déjà fait un travail important dessus sur Calvaire ou Fetish, mais ici elles prennent encore plus de place.
J’ai toujours été attirée par la production et les artistes avec une approche musicale expérimentale. Pour moi, la musique peut parfois parler aussi fort et clairement que les paroles. Elle peut capturer une énergie d’une manière que les mots ne peuvent pas. Ce travail traduit mon amour pour les instruments et les arrangements, c’est aussi pour ça qu’on a beaucoup d’instruments acoustiques sur ce disque.
Crédit: Neema Sadeghi
Que représente le prénom Angie, et pourquoi avoir nommé l’album ainsi ?
J’aime que ce soit un prénom féminin, un peu comme si je donnais naissance, même si je ne peux pas vraiment savoir ce que ça implique (rires). Tu passes tellement de temps à nourrir ce disque, et ça prend littéralement du temps à sortir. Quand j’ai écrit la chanson ANGIE, c’était le nom que je donnais à cette version de moi, qui n’allait pas très bien.
Comment as-tu construit ton approche narrative ?
Le contexte sonore me guide. Il me dit comment ma voix doit sonner, si elle doit s’imposer ou non. Sur un morceau funky avec une 808, je sais que la voix doit être puissante. Sur By Design, l’outro est très vulnérable, donc ma voix est plus discrète — on l’a d’ailleurs un peu remontée dans le mix. Il y a cette expression “au service du morceau”. Parfois, j’ai une idée, mais si elle ne sert pas le morceau, si elle ne l’améliore pas, alors je la mets de côté.
Je note que Jade Sadler, qui a réalisé ton premier clip, est toujours à tes côtés, plus comme photographe aujourd’hui. Est-ce que tu as gardé une équipe créative autour de toi ou a-t-elle beaucoup évolué ?
Jade, c’est ma meilleure amie depuis que j’ai deux ans. Elle me connaît par cœur, c’est ma soulmate. Ce qui est beau dans notre collaboration, c’est qu’elle me comprend artistiquement, mais elle peut aussi prendre du recul, m’apporter une direction créative extérieure. Elle est très honnête. Je peux me reposer sur elle, pas seulement pour le soutien, mais aussi pour son regard artistique. Au début, elle réalisait mes clips quand on avait 50 dollars. On a grandi ensemble, artistiquement aussi. À ce moment-là, elle commençait à se demander ce qu’elle voulait vraiment faire dans ce milieu-là. Sinon, pour les visuels de cet album, j’ai également travaillé avec Ethan Frank et Neema Sadeghi, que je connais depuis trois ans. C’est devenu un super pote, ce que je trouve super parce que c’est beaucoup plus confortable de travailler avec des amis.
L’année dernière, tu as tourné en accompagnant Sabrina Carpenter sur sa tournée. Une expérience qui devait être assez particulière, quelle expérience tu en retiens ?
Jouer pour des personnes plus jeunes me plaît car ils sont toujours assez enthousiastes. Pour certains, j’étais la première artiste qu’il voyait sur scène de leur vie. Ce qui est assez fou. La musique pop n’est pas prétentieuse. C’est bien sûr difficile de faire une bonne musique pop mais il y a toujours l’intérêt d’être fun. Les gens qui vont à un concert d’un artiste pop ne vont pas être snob. Mais aussi voir à quel point il est difficile et exigeant de créer un show du calibre de celui proposé par Sabrina, c’est super impressionnant.
Propos recueillis par Arthus Vaillant