Loyle Carner: “Je suis en train de redécouvrir ce que c'est que de faire de la musique”
Un écueil évident certes, mais la paternité a considérablement changé la vie de Loyle Carner, né Benjamin Gerard Coyle-Larner. La naissance de son premier enfant l’avait questionné sur son rapport à la paternité, à son père et ce qu’il a hérité de lui. La naissance du second le pousse cette fois-ci à s’interroger sur son propre rôle, sa relation naissante avec ses enfants et la possibilité de savoir prendre du recul et du temps. Son fils, dont le nom est un hommage à Sun Ra, a même un rôle proactif sur “hopefully !” quatrième album en date, sorti le 20 juin dernier. Ses balbutiements en guise de point de repère, les tentatives de chant de son père, qui s’y est découvert un attrait en lui chantant des comptines. Au xylophone sur “feel at home”, à la direction créative sur la cover, souvenir d’un dessin réalisé sur une nappe alors que Loyle était en tournée. “hopefully !” est un album de transmission d’un homme en dialogue constant avec lui-même, avec ses enfants, et avec un monde qu’il apprend à ralentir. Ce nouvel album est une lettre adressée autant à ses deux enfants, qu’à son enfant intérieur, confie l’artiste, joint en visio-conférence. Une lettre organique, chaleureuse, douce et pleine d’incantations et de manifestation. Une douceur et une compassion retrouvées dans chaque échange, dans chaque mot qu’il choisit avec soin. Rencontre.
Dans l’introduction de ce nouveau disque, tu chantes ‘I put your painting on my wall’ en t’adressant à ton fils. À quoi ressemble cette peinture et dans quel contexte l’a-t-il réalisée ?
C'était au festival Primavera. Mon fils et ma compagne sont venus quelques jours avant que nous ne jouions. Dans une cantine, alors que nous étions en train de manger, il a dessiné sur ma serviette, j'en ai léché les coins et je l'ai collé sur le mur de ma chambre d'hôtel, juste pour pouvoir l'avoir à mes côtés lorsqu'il n'était pas là. Je ne me souviens pas du dessin. Je pense qu'il s'agissait simplement d'un tas de couleurs, un peu comme un Jackson Pollock, tu vois le genre ? C'est ce que j'essaie de faire partout où je vais. J'essaie de mettre sur le mur quelque chose qu'il m'a donné pour que je me sente à l’hôtel comme chez moi.
Ton fils a également un rôle dans la direction artistique de ce morceau, puisqu’on l’entend jouer du xylophone en fond. Comment est né cet instant ?
Ça vient d'un parc, c'est un carillon éolien qui se trouve dans l'aire de jeux. Il y a plein de bâtons et on peut les frapper et en jouer. Lorsque mon fils a joué, je l’ai enregistré sur mon téléphone. C’était un moment absolument magique. Un jour au studio, nous étions en train d’enregistrer ce morceau, qui est le premier de l’album. Je fais écouter l’enregistrement aux musiciens et ils m’ont dit que c’était dans la même tonalité que le morceau. Je me suis dit que c’était un signe et que nous devions donc absolument l’utiliser.
Je trouve que cet album explore ta propre jeunesse à travers celle de tes enfants. Les questions que tu te poses ‘What language do they speak inside your dreams?’ ou le clip de Lyin m’y font penser. Sur certains instants, tu t’adresses directement à eux comme si tu leur adressais une lettre pour plus tard. En écrivant, penses-tu parfois aux moments où ils en viendront à écouter tes albums ?
Quand ils l'écouteront à l'école, ils penseront peut-être que c'est un peu embarrassant, parce que c'est ce qu'on pense quand on a des parents. Mais j'espère qu'en grandissant, ils pourront s'en souvenir. Ce sera un rappel de l'amour que j'ai pour eux, de ce qu'ils étaient, de l'importance qu'ils ont pour moi. C'est vraiment comme une lettre pour eux, je suppose, mais aussi comme une lettre pour moi, pour la version plus jeune de moi qui n'est plus là mais qui est toujours en moi.
Une autre ligne forte de l’album est ‘they say my son needs a father not a rapper’. D’où vient cette réflexion ? Était-ce sur le moment ou une pensée qui t’a hanté plus longtemps avant de la formuler ?
Ah non, ce n’était pas sur le moment (rires). C'est un problème dans ma vie depuis toujours parce que c'est la réalité. Mes enfants ont besoin d'un père et pas d'un rappeur. Les rappeurs sont tout le temps absents et égoïstes. Je pense qu'il est difficile de faire les deux. Il y a beaucoup de gens que je connais qui sont vraiment bons dans quelque chose, ou s’ils ne le sont pas ils sont en tout cas persuadés que c’est la voie qu’ils sont censés prendre même si c’est difficile pour eux de le faire. Je me sens parfois comme ça quand j’écris. C’est parfois si difficile d’accoucher mes pensées sur une feuille, ça peut rendre ma vie difficile, mais dans le même temps je ne sais pas ce que je ferais d’autre si je n’étais pas un rappeur. C’est tout ce que j’ai. C'est donc assez stressant. Je me dis “ah je devrais trouver autre chose” avant de finalement repartir écrire.
Je voudrais te parler de la production de cet album, qui est ton plus organique. Tu disais à Billboard que tu adorais l'anonymat d'être dans un groupe. Avec qui as-tu travaillé sur celui-ci ?
J'ai travaillé avec beaucoup de gens, tous les membres du band qui m’accompagne sur scène. Richard Spaven à la batterie, Finn Carter au clavier, Yves Fernandez à la basse. Mark Mollison, principalement à la guitare, et Aviram Barath, qui est en quelque sorte le chef du groupe, le génie du groupe. Le fait de travailler avec lui m'a permis de réapprendre à faire de la musique. En tant que rappeur, d'une certaine manière, si tu fais du rap ou si tu es le leader d'un groupe, tu as parfois l'impression que ton seul apport, ce sont les paroles. C'est la seule chance que tu as de dire quelque chose. Mais avec ce processus, il m'arrivait souvent de dire ce que je voulais dire très rapidement, mais il me restait encore beaucoup de temps et de choses à travailler. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à évoluer dans l'espace de production où je suggère des idées musicales d'une manière que je n'avais jamais eue auparavant, comme si j'avais une réelle influence sur la forme et le ton de ces chansons.
Tu te souviens d’un moment en particulier où tu y as contribué ?
Il y a par exemple la guitare arpégée qui arrive à la moitié du morceau sur “feel at home”. Mais tout a été partagé dans l’ensemble c’est assez flou et difficile de pouvoir ressortir un moment. L’un d’entre nous avait une idée et ensuite c’était la réflexion pour savoir où on le mettait, comment ça allait sonner. Tout cet album est le fruit d’une collaboration, aucune idée n’était seulement la mienne ou celle de quelqu’un d’autre.
Si je ne dis pas de bêtises, c’est l’une des rares fois où tu chantes. Pourquoi l’avoir fait sur cet album ?
Honnêtement, c'est venu parce que j'ai demandé à beaucoup de gens de chanter sur ce disque et tout le monde n'est pas revenu vers moi, alors je me suis retrouvé coincé à le faire moi-même (rires). Je mettais beaucoup de choses de côté. Je voulais refléter les sentiments que j'éprouve pour mes enfants, et je ne pouvais pas le faire avec des mots. J'ai essayé de le faire avec des mots, encore et encore, et je n'avais tout simplement pas les mots pour décrire mon amour pour eux. Et dès que j'ai commencé à le chanter, c'était beaucoup plus facile. Je chante pour mes enfants en les mettant au lit ou dans la voiture. Ils écoutent beaucoup de choses que j'écoutais dans mon enfance, comme Red Hot Chili Peppers, Elliot Smith et The Cure. Ils savent que je ne sais pas vraiment chanter, mais ça n'a pas d'importance pour eux. Alors je me suis dit que si ça n'avait pas d'importance pour eux, peut-être que ça n'en avait pas non plus pour les autres.
Souhaites-tu explorer le chant davantage désormais ?
Totalement. Je pense que je suis en train de redécouvrir ce que c'est que de faire de la musique, d'une certaine manière, et qu'il n'est pas nécessaire d'en dire autant avec tout, mais qu'on peut parfois en dire beaucoup avec très peu. C'est quelque chose qui a mis du temps à s'infiltrer dans le travail que je fais. Plus on en dit, moins c'est puissant.
Justement, ta voix se fait plus diffuse et prend moins de place sur cet album, ce qui rejoint cette idée de reprendre son souffle qui revient à plusieurs reprises dans l’album. Cette ligne ‘head still hurtin’ nurofen ain’t working’ va dans ce sens de recherche de tranquilité. D’où vient ce besoin de ralentir ?
Nous vivons dans cette industrie de la musique qui va si vite et où tout est si accessible et disponible tout le temps, et c’est tellement épuisant. Ça m'épuisait parce que je travaillais si vite et si dur pour sortir des choses juste pour que les gens disent ‘ok, il m'en faut plus’. Cette prise de recul est aussi pour mes enfants. Néanmoins, je sais que si je veux être capable de faire ça pour toujours et en profiter, le faire pour les bonnes raisons, j’ai besoin de ralentir. Mais effectivement, le fait d’avoir des enfants fait ralentir les choses parce que l’on a moins de temps, il faut les faire passer en premier. Vous obtenez une perspective beaucoup plus large de ce que vous faîtes.
Des phrases comme “You feel like home” ou “All I need” sont répétées en boucle sur certains des morceaux, ce qui donne une impression de ruminations.
Je pense que ça tient plus d’un écho. Mon fils est comme un imitateur, à cet âge, il dit tout ce que je dis. Je pense donc qu'inconsciemment, c'est un peu comme moi. Moi et lui, nous nous répétons, ou moi et mon enfant intérieur, nous nous répétons l'un l'autre, vous savez, comme cette sorte d'appel et de réponse que vous obtenez lorsque vous êtes avec quelqu'un de jeune.
Sur le morceau éponyme, tu utilises un audio de Benjamin Zephaniah, où il dit notamment “So now I use my pen to bring out my anger”. Comment cette phrase reflète-t-elle sur toi ?
Je me sens en sécurité parce que c'est ce que je faisais quand j'étais enfant. C'était comme ça là où j'ai grandi. Ce n'était pas très agréable et il se passait des choses horribles. Et j'ai trouvé beaucoup de réconfort en écrivant ce que je voyais, presque comme un commentateur, comme ces personnes qui sont en marge de la société, qui l’analysent et l’observent. Je me suis toujours senti comme ça.
Dans quelle mesure ton écriture est-elle encore un moyen de canaliser la douleur ou de ressentir de la colère ?
Bro, elle l’est encore dans son entièreté. C'est la seule raison pour laquelle je le fais. Je ne réfléchis jamais à faire un tube, surtout à ce stade, ce qui est une bénédiction, ou pour faire quelque chose pour les clubs. Ça vient toujours de la même façon. Si je ressens le besoin de l'écrire, je l'écris et parfois cela peut être plus hédoniste, plus joyeux aussi. Je n’avais jamais vraiment su écrire de manière joyeuse avant cet album.
À la fin de l'outro, on entend ton fils dire « Je veux rentrer à la maison ». C'est un moment tellement désarmant et brut. Pourquoi avoir choisi de le laisser dans le mix final ?
La dernière chanson de l'album que nous avons enregistrée l'a été avec mon fils sur les épaules. Et il était là tout au long du processus de cet album. Ce processus a été très spécial pour moi et je pense que c'était la bonne façon d'y mettre un terme. Mais au-delà de ça, j'ai eu l'impression que c'était une sorte de bonne façon de dire au revoir, de voir ce qui se passera ensuite, mais aussi d'aider les gens à comprendre l'autre côté de ma vie, la pression que je ressens.
Une tournée mondiale t’attend désormais. Comment imagines-tu donner vie à cet album intimiste sur scène ?
Je veux avant tout mettre en avant les personnes qui l’ont créé, d’attirer l’attention de tout le monde sur le groupe et sur les moments que nous jouons. Essayer de garder l'attention sur ce qui se passe devant vous parce que, vous savez, des gens qui jouent de la musique devant vos yeux, c'est magique. Et en tant que personne qui apprend lentement à le faire correctement, je veux que les gens comprennent cette magie, et qu'ils voient à quel point c'est incroyable. Pas seulement pour ne pas la cacher. Ne pas se cacher derrière. Ouais, des trucs et des productions ou quoi que ce soit d'autre, mais juste. Jouer, tout simplement. Jouer pour les gens.
“hopefully !”, le nouvel album de Loyle Carner est sorti le 20 juin dernier. Le rappeur anglais sera en concert à Paris le 24 octobre prochain au Zénith.
Propos recueillis par Arthus Vaillant