Conjuguer les temps, l’art de Ben l’Oncle Soul

Il aurait pu se reposer sur sa voix, sur le confort du passé, sur les refrains qui avaient déjà marqué les routes d’enfance. Ben l’Oncle Soul a toutefois choisi la transformation continue, une forme de mouvement plutôt qu'une révérence immobile. Avec Sad Generation, son nouveau projet nourri de collaborations fines et d’une palette sonore élargie, le chanteur interroge le temps : celui qui passe, celui qu’on prend, celui qu’on laisse faire. Il y a chez l'interprète cette manière calme de traverser les années sans jamais courir derrière elles. Le temps d’un échange, il revient sur les trajectoires invisibles qui mènent aux chansons, sur le luxe de laisser faire en ayant néanmoins la volonté tenace que sa musique reste vivante.

On souhaite toujours à la musique de fonctionner par la technique, par l’émotion, par la grâce et le sacré, par le don de soi d’un artiste aux prestations hors du commun ou par la rigueur sans failles d’un travailleur acharné. Peut-être que c’est tout à la fois, que la musique qui réussit, qui touche justement c’est celle qui conjugue. La musique qui conjugue le passé, le présent ; la technique et la sincérité, l’organique d’en faire et les mathématiques de la prévoir.

Lorsqu’on m’a proposé d’aller m’entretenir avec Ben l’Oncle Soul pour Shimmya, j’ai d’abord moi aussi du conjuguer tout à la fois mon admiration pour un artiste dont j’ai ruiné les premiers CD sur la route de mes vacances de CM2, avec le savoir-faire acquis depuis 15 ans à faire et décortiquer de la musique, par boulimie. Je me suis alors replongé dans une discographie dense, qui navigue entre le français et l’anglais sans jamais hésiter, qui s’inscrit dans le son du début des années 2010 par le texte et la texture du son, mais qui fait le pastiche brillant de la soul des années 60 et 70.

Néanmoins, au moment de faire cette rétrospective, j’apprécie constater à nouveau que Ben se détache à certain moment de ses fondations et investis finalement de nouvelles sonorités au bord des années 2020. J’atterris donc un peu en avance sur le lieu du rendez-vous, une terrasse d’hôtel au calme. J’attends. Il faut laisser passer le temps peut-être. Ben arrive, nous débutons l’interview, et le temps passe. Nous nous attardons d’abord sur ce passage du temps, sur ses influences pour SAD GENERATION, sur les identités de ceux qui l’ont construit avec lui ; puis nous avons pu parler de son indépendance récente, de son label, avant de faire un détour obligé par la scène son endroit fétiche, la matrice de tout ce qu’il fait en studio.

SAD GENERATION le dernier LP de Ben laisse donc passer le temps. Premièrement parce que Ben y incorpore des influences musicales jusque-là inédites chez lui ; D’Angelo sur « DEVIL ON MY SHØULDER » par exemple, qu’il nous confie « assumer dans (sa) musique en décalage horaire », 20 ans après ses 20 ans. Pourtant, il le dit lui même à chaque album il « essaye de repartir à zéro en travaillant avec des réalisateurs différents ».

Sur ce nouvel album, il porte sa confiance en Bastien Cabezon, batteur et beatmaker bordelais qu’on a pu entendre sur le Longo Maï d’Enchantée Julia, entre autres ; et en AMARAH beatmaker et multi-instrumentiste hollandais, collaborateur fréquent de Monte Booker, avec lequel il produit sur Luv 4 Rent de Smino, et le très bon morceau « Baking Soda » du rappeur de Charlotte MAVI.

Ben nous fait le trajet, « l’album a été construit en 3 ou 4 sessions d’une semaine, d’abord à Bordeaux, puis à Paris, Clignancourt ; puis pour terminer aux Pays-Bas. Et l’album se sert de ce ping-pong d’énergie pour proposer beaucoup. Des titres à l’esthétique lo-fi et aux batteries rudes de boom-bap comme « HARD TO DØ » succèdent des balades à la guitare et à la voix claire comme « YØUR HAND IN MINE ». Ben affirme que « les frontières n’ont pas besoin d’exister », que c’est la raison pour laquelle il a tant apprécié confier les rennes à des personnalités qui les transcendent, comme AMARAH, qu’il décrit comme un « bluesman » qui intéresse le rap par son savoir-faire.

Le chanteur offre également une cure de jouvence à son écriture en s’entourant de profils jeunes comme celui de Léonie Barbot, qui est venu sur 3 titres (DØNT WANNA FALL, EVERYTHING BØUT YA, F*CK WHAT U WANT) proposée des gimmicks mais aussi une « langue anglaise plus actuelle » et des « thématiques fraiches ». Il a particulièrement apprécié la manière dont Léonie a pu s’emparer des morceaux, comment il a pu mélangé son approche « organique » à lui, etles arrangement plus scientifiques de Léonie. Et puis parfois faire confiance ; laissé les harmonies telles quelles, « tout garder », sans avoir besoin de « reproduire ».

Laisser faire, sans contrôler, c’est le choix que Ben a fait au moment d’inviter Kaylan Arnold sur le titre « HARD TO DØ ». La chanteuse qui le suit depuis l’époque de MySpace avant même le succès de ses premiers projets, et qu’il considérait comme sa fan numéro une a enregistré et arrangée tout son couplet depuis chez elle à Miami. Quand je lui demande s’il a pu être frustré par la distance, Ben me répond qu’au contraire sortir de l’équation a permis à Kaylan, inspirée par cet autonomie, « d’apporter une vraie proposition ».

Ben propose résolument une musique qui construit. Depuis la fondation de son label Maison Enchantée, il y a 3 projets de ça, et à défaut de se sentir comme son propre patron, il se sent « comme un mec qui n’a pas de patron ». Cette absence de « conflit d’intérêt » lui permet de suivre son coeur, son « unique moteur ». Il s’est affranchi des relations horizontales qu’il a pu avoir avec des « directeurs musicaux », « des chefs de projets », pour que lui et les artistes qu’il produit sur son label indépendant puissent d’abord proposer la direction qu’ils ont à l’intérieur d’eux.

Mais, ce rapport à l’indépendance se traduit aussi par une cadence plus vive. A peu près un an entre chaque projets pour proposer plus. D’abord un album de reprises enregistré en Jamaïque en 2022, intitulé Red Mango, puis un fantastique album acoustique avec Is-it You ? en 2023 et là un album touffu comme SAD GENERATION en Mars 2025. « Faire un album c’est un geste », alors il rogne un peu sur la longueur des oeuvres mais il s’accorde d’explorer davantage.

Ses « goûts sont en train d’évoluer » ; il nous glisse qu’il traine moins de musique soul dans sa playlist, mais plus de R’n’B, et plus de tracks récentes qu’auparavant. Néanmoins, il promet d’un jour compiler ses 100 morceaux de soul préférés, de les délivrer comme un secret qu’il aura jusque-là bien gardé.

Ce rapport à la postérité semble s’entretenir très intime chez Ben. Il invite sur le morceau « IM GØØD », Adi Oasis bassiste et chanteuse new-yorkaise, qui se trouve être sa cousine. Même s’ils l’ont fait surtout parce qu’il la trouve « ultra forte », parce qu’il partage ce parcours de l’ombre, elle bassiste chez The Crowd, lui choriste avec Beat Assaillant, ils l’ont avant tout produit « pour leur famille ».

Laisser-faire, puis laisser vivre sur scène, une chose à laquelle Ben « pense tout le temps ». Il s’imagine précisément « en festival avec deux public, un à fond, et un autre aussi tranquille dans l’herbe ». Il questionne toujours sa musique sous la forme live pour savoir s’il aimerait s’écouter. Pour la tournée à venir, sur laquelle il défendra SAD GENERATION, le chanteur retrouvera une équipe familiale et quelques nouvelles têtes.

Il a voulu conserver les couleurs féminines de Léonie Barbot et des featuring, alors le suivront Mimi Sow et Beverly Bardot, ses choristes de longue date. Par ailleurs, malgré l’intégration de samples dans l’album Ben n’a pas voulu se servir d’un séquenceur, n’a pas tenu à chronométrer ses performances ; alors c’est le nouveau clavier Fred Dupont et le batteur Stanislas Augris qui manuellement les lanceront depuis l’un son clavier et l’autre son SPD. Pour conserver cette énergie organique, même aux lumière, l’éclairagiste Pierre Martinez jouera avec les spots en s’adaptant à Ben et au groupe de musiciens. « On laisse vivre ».

Sur cette cour d’hôtel ombragée, l’entretien se conclut par cette intention de laisser faire, et la conversation continue un peu, Ben montre de la musique, parle de musique, et se prête avec un peu de timidité au shooting photo avec Kelly. Je pars assez content de ma conjugaison ; peut-être que la musique, les chansons trouvent leurs importances surtout par ce passage du temps, ce qu’elle montre de la distance entre ce que nous étions et ce que nous sommes. Pour apprécier le passage du temps, vous pourrez retrouver Ben en tournée dans toute l’Europe cet été et le 19 novembre 2025 à l’Elysée-Montmartre ; ou écouter SAD GENERATION déjà disponible sur toutes les plateformes et en physique.



Un récit écrit par Maxime Lalane
Photographies par Kelly Cheng

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