anaiis: “Mes chansons aident à se reconnecter à ses valeurs et à reconnaître son propre pouvoir”

Une matière spirituelle et vivante. La lumière traverse le nouvel album, Devotion & The Black Divine, sorti par anaiis le 24 septembre dernier. Un disque enregistré presque entièrement sur bande, comme pour préserver le tremblement du vrai. “Je voulais que la musique ait une énergie vivante, qui respire”, confie-t-elle auprès de Shimmya. Dès l’ouverture, « Something Is Broken » installe un climat de délicate vulnérabilité : un piano sobre, la voix d’anaiis qui flotte, presque en suspension. Ce choix de mise en son ouvre la voie à un album à la fois introspectif et expansif. La voix d’anaiis, légère mais présente, conserve ce grain de soul donnant un résultat sonore à la fois organique et léger bercé par des rythmiques souples et claviers discrets. Ce souffle traverse tout : la foi, la maternité mais aussi le fait de ‘désapprendre’ les croyances établies, comme elle le chante sur le morceau introductif dans un murmure qui semble adresser la lumière autant que l’ombre. anaiis, artiste franco-sénégalaise basée à Londres, écrit son nom en minuscule en hommage à bell hooks, de qui, dans le sillage d’autres autrices telles qu’adrienne maree brown, la chanteuse souhaite porter l’héritage. ‘‘Des figures comme bell hooks, Nina Simone ou Maya Angelou ont toujours été comme des parents artistiques pour moi.” L’album qui respire dans les failles, un sanctuaire pour celles et ceux qui refusent de se travestir. “Je veux que les gens se sentent aimés en l’écoutant”, explique-elle simplement. Et c’est peut-être cela, la dévotion véritable : offrir un refuge dans le chaos.

Ton album Devotion & the Black Divine est très intime et plein de nuances. Peux-tu me raconter comment tout a commencé ?

Je suis allé à Los Angeles en février 2024 pour environ huit à dix jours. Je suis parti en me disant que ce serait génial si nous pouvions faire un album, mais que nous verrions bien comment les choses se passeraient. Finalement, nous avons écrit environ seize chansons en huit jours, et nous en avons adoré douze ou treize. À mon retour à Londres, j'ai invité Josh (Grant) et nous avons tout enregistré en live en studio en une semaine. Depuis mon précédent album avec Grupo Cosmo, j'aime beaucoup créer de la musique d'une manière qui me semble organique et vivante. Je me suis rendu compte que je n'aimais pas travailler sur un ordinateur ou traiter la musique comme un puzzle. Je voulais qu'elle ait une énergie vivante, qui respire. Nous avons donc insufflé ce même esprit à cet album. En six jours, nous avons enregistré une douzaine de chansons. Plus tard, nous avons ajouté des cordes et une chorale à ce que nous avions déjà fait. Ce fut un processus vraiment spécial. Bien sûr, nous n'avons pas tout gardé dans la version finale. Nous avons supprimé deux chansons, il y a donc dix titres sur l'album, sans compter les interludes. Honnêtement, je ne m'attendais pas à ce que ce premier voyage débouche sur un album complet, mais j'ai tellement été inspiré que j'avais l'impression qu'il était déjà là. Je n'avais pas besoin de chercher plus loin.

C’est drôle que tu dises ça, parce qu’en l’écoutant, j’ai plutôt eu l’impression d’un disque très précis, mûri dans le temps.

Parfois, quand tu partages un moment intime avec quelqu’un, cet espace permet à des vérités profondes d’émerger, parce que tu ne restes pas à la surface. Tu te sens assez en sécurité pour montrer ce qu’il y a vraiment à l’intérieur de toi. J’ai écrit cet album avec une seule personne, Josh Grant. C’est quelqu’un en qui j’ai une profonde confiance, sur le plan musical et personnel. Il sait exactement ce qui m’attire, donc nous avions une base solide sur laquelle construire. Et puis, d’une certaine manière, j’avais déjà vécu toute une vie avant de faire cet album. C’est comme s’il était déjà écrit en moi. Il ne me restait plus qu’à le laisser sortir.

Tu es coproductrice de tous les morceaux, aux côtés de Josh Grant. Comment travailliez-vous ensemble en studio ?

Tout s'est passé dans la même pièce, sauf peut-être pour « Moonlight », où j'avais déjà une idée pour le refrain. Le reste a été créé ensemble. On prenait une guitare ou un autre instrument et on commençait à construire. « Something Is Broken » a été la dernière chanson qu'on a écrite. Je devais prendre un avion à six heures, et vers quatre heures, il a allumé un clavier, s'est mis à jouer, et j'ai commencé à improviser. Ça s'est fait presque automatiquement. Avant cela, nous avions discuté du type de musique que je voulais explorer. Je lui avais fait écouter quelques chansons et lui avais dit que je voulais créer différemment, expérimenter et m'amuser, tout en conservant une base solide et cohérente. Je ne voulais pas que l'album sonne comme s'il avait été réalisé par quinze producteurs différents. J'ai travaillé avec le même groupe, et même lorsque les rythmes changent, cette énergie partagée permet de tout relier.

Dans le morceau d’ouverture, tu répètes que tu passes ta vie à désapprendre les mensonges qui t’ont été inculqués. À quels mensonges pensais-tu en particulier ?

Quand on grandit dans ce monde, on commence à accepter les croyances des autres comme des vérités. Quand on est jeune, les gens nous perçoivent d'une certaine manière et nous décrivent d'une certaine manière. Par exemple, aux États-Unis, où j'ai vécu de 13 à 23 ans, il existe un dicton courant qui dit que si vous êtes noir, vous devez travailler deux fois plus dur, être deux fois meilleur, juste pour recevoir le même amour, le même respect ou les mêmes opportunités. Ces idées vous façonnent quand vous êtes enfant. Vous devenez dur avec vous-même et vous finissez peut-être par ne plus voir votre propre beauté. Il y a tellement de constructions qui vous limitent. En essayant d'accéder à un sentiment de liberté en moi, j'ai dû me débarrasser de ces pensées, car elles s'insinuent dans mon esprit et me font me sentir petite, comme si je ne pouvais pas réaliser mes rêves ou que ma musique ne trouverait pas d'écho si je parlais de certaines choses.

Dirais-tu que ces frustrations ont été le point de départ de certaines chansons ?

Oui, parce que tout cela fait partie du processus qui consiste à apprendre à se connaître et à vouloir se connecter à sa vérité. Pour découvrir votre vérité, vous devez remettre en question tout ce qui vous entoure, le monde, la société, la culture, la religion, tout. Cela m'aide à comprendre quelle est mon identité, comment je m'engage dans ce monde et comment je peux découvrir qui je suis par rapport à ce monde.

Ton nom d’artiste est écrit en minuscules, en référence à bell hooks, et deux interludes de l’album sont dédiés à adrienne maree brown. Quel rôle jouent leurs mots dans ton processus créatif ?

Ils jouent un rôle immense. J’ai l’impression que ma musique accompagne leur activisme du quotidien. Des figures comme bell hooks, Nina Simone ou Maya Angelou ont toujours été comme des parents artistiques pour moi. Je les vois comme une famille. Je veux contribuer à porter leur héritage et à faire vivre leurs idées, parce que je crois que ces idées sont guérisseuses et magnifiques. Le monde, et particulièrement le monde de la musique, en a profondément besoin. Il y a beaucoup d’évasion dans la musique, et cela peut être un espace sombre. Mais nous avons aussi besoin de personnes qui apportent des messages capables d’aider les autres à guérir, parce que la musique, en soi, est une guérisseuse. Tu peux comprendre quelque chose avec ton esprit, mais parfois, il faut le ressentir dans ton corps pour que cela transforme vraiment quelque chose en toi. C’est ainsi que je vois mon rôle dans l’activisme. Les gens me demandent parfois si ma musique est une musique “militante”, et je me demande toujours ce que cela veut dire. Mes chansons ne sont pas des chants de protestation, mais elles aident à se reconnecter à ses valeurs, à sa vitalité, à son sens du but, et à reconnaître son propre pouvoir.

Les interludes semblent jouer un vrai rôle narratif dans l’album. As-tu déjà voulu en faire de vraies chansons ?

Absolument. Pour moi, il était important que tout donne l’impression de faire partie d’une même conversation. Sur la version vinyle de “Moonlight”, il y a un long interlude au milieu de la chanson. Il y a eu beaucoup de discussions pour savoir si cela avait du sens, surtout à l’heure du streaming, mais sur vinyle, cela paraissait tout à fait naturel. Les interludes sont profondément intégrés à mon travail ; ils existent en dialogue avec les chansons. Quand j’ai envoyé l’album à adrienne maree brown avant sa sortie, elle a beaucoup aimé “Dreamer Too”, et c’est ce qui l’a inspirée à écrire le poème Freedom Dreaming.

Ce mélange de genres m’a parfois fait penser au film Soundtrack to a Coup d'État, un film sur la corruption et le rôle néocolonial des États-Unis, de la Belgique et de l’ONU au Congo, en lien avec des intérêts économiques locaux. Le mélange d’images d’archives et de musique d’artistes comme Armstrong, Thelonious Monk ou Nina Simone était fascinant à voir.

Oh, c’est vraiment intéressant, il faut absolument que je le regarde. Plus je vis dans ce monde, plus je réalise à quel point il y a de la manipulation. Nous avons tous été, d’une certaine manière, conditionnés. Honnêtement, ce qui me rend le plus fière de mes racines françaises, c’est que les Français n’ont pas peur de descendre dans la rue et de protester. En Angleterre, cet esprit est beaucoup moins présent.

Sur “my world (beyond)”, “here come the sun” ou “bright lights”, on entend un chœur chanter avec toi. Comment ces morceaux se sont-ils construits ?

Travailler avec un chœur a toujours été un rêve pour moi, mais je pensais que ce serait impossible. Une semaine avant l’enregistrement de l’album, j’ai joué dans un festival à Londres, où j’ai chanté avec un chœur d’une quinzaine de jeunes femmes. Nous avons eu une connexion magnifique. Pour beaucoup d’entre elles, âgées de 18 à 25 ans, c’était leur première fois sur scène. Je me suis dit que ce serait incroyable d’aller plus loin, de les amener en studio et de créer quelque chose qui continuerait de vivre au-delà du concert. Je ne m’attendais pas à ce que tout le monde dise oui, mais elles ont toutes accepté. C’était incroyable. Nous avons passé les chansons une par une, et elles apparaissent finalement sur cinq titres. Presque tout a été improvisé sur le moment. À l’origine, elles ne devaient chanter que sur deux morceaux.

La fin de tes chansons prend souvent la forme de boucles, presque d’incantations. C’était instinctif ou prévu dès le départ ?

J’adore cette sensation, car c’est comme un entre-deux entre la méditation et la transe. C’est aussi lié à la prière, la répétition est essentielle. Dans la vie, on revit souvent les mêmes expériences ou on se pose sans cesse les mêmes questions.

Avant cet album, tu as collaboré avec Astrønne en 2024. Comment cette collaboration est-elle née ?

J’aime faire quelque chose d’unique pour chaque concert. Astrønne faisait la première partie d’un de mes concerts à Londres, et je lui ai proposé qu’on écrive une chanson ensemble pour la jouer ce soir-là. C’était une très belle expérience, j’adore sa voix. Après le concert, je lui ai dit qu’il fallait absolument qu’on enregistre le morceau pour de bon.

La maternité traverse l’album comme une lumière douce mais significative. Être devenue mère a-t-il ouvert une nouvelle manière d’aimer, d’écrire et de créer ?

Complètement. Ça a tout changé dans ma vie créative. J’ai toujours aimé explorer les aspects plus durs de l’existence, mais après la naissance de mon enfant, j’ai voulu orienter la vibration de mes chansons vers l’amour plutôt que vers la déception. Je suis partie de l’idée que chaque fois que quelqu’un écoute une de mes chansons, il envoie une vibration dans le monde. Et comme j’ai désormais moins de temps, je suis devenue plus confiante et instinctive dans mon processus. La maternité renforce ton instinct. Avoir moins de temps te pousse à lui faire confiance. Je pense aussi beaucoup à la façon dont mon fils me découvrira à travers ma musique lorsqu'il sera adulte. Cela change ma façon d'aborder ce que je crée.

Dans “deus deus”, tu évoques à plusieurs reprises la notion de lumière. Comment cette lumière continue-t-elle de briller dans ta vie aujourd’hui ?

Pour moi, la lumière, c’est l’espoir. Même aujourd’hui, avec ce qui se passe en Palestine, par exemple, il y a encore de la résilience. Les gens trouvent toujours des façons de reconstruire, de continuer à vivre au milieu de la destruction. La lumière est toujours là. Elle fonctionne toujours en tandem avec l’obscurité. Il faut simplement se rappeler de la chercher. C’est quelque chose qui traverse tout l’album. Je parle de lumière dans deus deus, dans Here Comes the Sun, et ça se termine avec bright lights. C’est une quête pour se retrouver, pour celles et ceux qui continuent de croire, de rêver d’un autre monde et n’ont pas peur de le réclamer.

La construction de l’album ressemble vraiment à un voyage, un chemin intérieur. Voulait-tu que l’auditeur suive ce mouvement avec toi ?

Honnêtement, il a été difficile de trouver le bon ordre. Certains morceaux ressemblaient à des fins, d’autres à des débuts, et je ne savais pas ce qui devait être au centre. J’ai dû équilibrer l’histoire des paroles avec le rythme de l’écoute. Je me suis demandé plusieurs fois s’il fallait changer la séquence. Certains titres apparaissent plus tôt parce qu’ils sonnent plus “typiquement anaiis”, tandis que d’autres viennent plus tard parce qu’ils sont plus audacieux musicalement. Je voulais que l’auditeur comprenne d’abord clairement qui je suis, puis qu’il aille vers des morceaux qui vont plus loin. Une chanson comme “My World (Beyond)” n’aurait jamais pu ouvrir l’album.

Après avoir mis autant de toi-même dans ce disque, qu’aimerais-tu que les gens en retiennent ?

Au début, j’essayais de répondre à cette question depuis mon propre point de vue, puis j’ai compris que ce que je voulais vraiment, c’était que les gens se sentent portés par l’album. J’aimerais qu’il soit comme un ami. L’une de mes meilleures amies, Sanah Ahsan, qui intervient sur l’album, m’apporte énormément d’amour et de force. Inclure sa voix, c’était une manière de partager ce sentiment avec les auditeurs, car tout le monde n’a pas dans sa vie quelqu’un qui lui rappelle sa beauté, sa bonté, ou qui apporte du réconfort quand les choses sont difficiles. J’espère simplement que l’album fait sentir aux gens qu’ils sont en sécurité. Beaucoup m’ont dit qu’il ressemblait à un câlin, et j’adore ça. Je veux que les gens se sentent aimés en l’écoutant. Il y a quelque chose de nourrissant dans la manière dont j’ai fait ce disque, peut-être à cause de la maternité. Je pense souvent à chacun comme à l’enfant de quelqu’un. Pas dans un sens parental, mais dans l’idée de gentillesse, de générosité, de grâce, comme la façon dont on traite les enfants. Comment pouvons-nous offrir cette même tendresse à nous-mêmes ?

Propos recueillis par Arthus Vaillant

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