Les confidences de Bluuchyd
Le monde de Bluuchyd se déploie dans les interstices. Avec Dernières larmes, le producteur s’installe à un endroit privilégié de chef d’orchestre qui compose ses idées et assiste aux coups d’éclats de chanteurs invités sur le disque. Rien d’appuyé, chaque collaboration naît en portant avec elle une intention précise, sans volonté décorative. Avec un casting fourni entre jeunes pousses de la soul et du R&B et artistes confirmés, dont Ike Ortiz, Angie ou Iris Aeria et Karmen, Bluuchyd construit un pont entre sa patte résolument sensible et l’univers de chaque artiste. Le producteur, qui livre ici son premier EP à son nom, ne cherche pas à planifier ni à structurer trop tôt. Trop réfléchir, dit-il, le ramène à des automatismes. “Quand tu fais ça, tu sonnes toujours pareil. Et à faire, c’est moins galvanisant.” Cette méthode instinctive n’exclut pas le travail, mais elle repose sur la confiance dans le moment. “J’aime bien laisser le chaos créer quelque chose.” Un équilibre fragile, surtout en studio, quand d’autres énergies entrent en jeu. “Avec les artistes, j’essaie de faire en sorte que ça se passe le mieux. Chez moi, après, je me dis : là, j’ai envie de rajouter un peu de sel.” Parfois, un décalage s’opère entre la rigueur attendue dans une session et la recherche d’imprévu qui nourrit sa musique. Il raconte avoir retrouvé cette liberté pendant la session avec Kÿfy, fondatrice dans l’esprit et la couleur du disque. “On devait arrêter la session, on écoutait juste pour exporter le morceau, et j’ai dit : j’ai un truc, je suis désolé mais on va le faire. Kÿfy est retourné en cabine, on a orienté le pont avec les chœurs, et ça a donné ça.” Dernières larmes garde cette énergie, celle d’un producteur qui avance en étant attentif à ce qui surgit plutôt qu’à ce qu’il projette. La musique s’y construit à partir de gestes spontanés, de réactions partagées, de ces moments où, selon ses mots, “tu sens que l’énergie est partagée par tout le monde”.
1. Bouteille à la mer (feat. KŸfy)
“C’est un des premiers morceaux qu’on a fait pour cet EP. Pendant la session studio, le morceau dégageait vraiment une super énergie, il y avait la couleur que je souhaitais apporter au projet, de par la musicalité de Kÿfy, dont j’adore la voix et la manière de chanter. Ça me paraissait évident. La tracklist a beaucoup bougé, mais à terme, je me suis dit que commencer par celui-là pouvait poser les bases du disque et de ma couleur musicale. C’est un de mes morceaux préférés.
A l’origine, je n’avais que la première partie du morceau, que j’avais faite pour un autre artiste, Santino le Saint. Ce morceau était destiné à un registre plutôt R&B, avec quelque chose d’assez organique. Il l’est resté, mais avec une grosse couleur soul dû notamment à la voix de Kÿfy.
Un jour, on était en studio avec Kÿfy, je lui faisait écouter des maquettes. Il a directement accroché sur celle-ci. Ensuite, on l’a retravaillée ensemble pour que ça corresponde à ce qu’il voulait faire. A la fin des six ou sept heures de session, on avait déjà la structure du morceau. Il est revenu une fois poser des chœurs, mais on avait globalement tout à la fin de la première session. C’est le deuxième morceau qu’on a fait ensemble, mais on en a trois ou quatre autres qui dorment. On s’est un peu découverts à ce moment-là. Je l’ai rencontré grâce à quelqu’un de mon équipe qui nous a mis en relation, parce qu’il avait senti que ça allait matcher.
Pour ce morceau, je suis parti de l’arpège qu’on entend au tout début du morceau. J’ai mis une ambiance dessus, puis j’ai ajouté la basse, les drums et tout le morceau s’est construit naturellement. La ligne de basse a une place importante, j’ai commencé à apprendre la musique avec cet instrument. Il n’y avait plus de place au conservatoire pour la guitare, donc mes parents m’y ont inscrit. J’en ai fait pendant six ou sept ans.”
2. Le cri (feat. Ike Ortiz)
“Cette session, on l’a faite à distance, parce qu’on voulait se connecter, mais on n’a pas pu caler nos agendas. J’avais préparé pas mal de prods. Comme Ike a un timbre de voix vraiment particulier, j’avais du mal à savoir dans quel range taper. Il peut rapper, chanter, prendre une voix très aiguë ou très grave, donc j’avais presque trop d’options.
Cette prod, je pensais qu’elle allait lui plaire parce que c’était une sorte d’hybride, mais je ne pensais pas qu’il allait prendre celle-là. Au début, la version était beaucoup plus trap-soul. À la fin, je l’ai retravaillée pour rajouter des pianos, une vraie basse, un côté plus organique. Les instruments de base étaient assez mid, graves, et avec sa voix grave par-dessus, je ne m’attendais pas à ce que ça matche aussi bien. C’est une des prods que je préfère du projet.
Je suis producteur, donc j’essaie toujours de laisser le plus d’espace possible à l’artiste pour qu’il se libère. Je veux qu’il me donne le meilleur. Évidemment, comme c’était pour mon projet, je voulais que ça rentre dans la direction musicale qu’on avait choisie avec l’équipe. On l’a briefé avec un petit PDF pour qu’il puisse se plonger dedans et voir vers quoi on voulait aller, c’était pratique pour les aiguiller sur les thèmes à aborder. Comme je n’étais pas présent, il a enregistré avec un ingé et mon gars Kevin Still, qui faisait l’interface. Je recevais des vidéos de toplines, je ne voulais pas interagir directement parce que ça aurait cassé le processus créatif. J’ai pu donner quelques bases au début, puis je les ai laissés faire. Le produit que j’ai reçu m’a beaucoup plu, il était très proche de la version finale, et c’est plutôt moi, derrière, qui ai adapté la prod pour ce morceau.”
3. Peine perdue (feat. Iris AERIA)
“J’aime bien construire avec des gens qui sont au même stade que moi. On peut mélanger nos univers avant qu’ils soient trop construits, avant que ça devienne juste un producteur qui vient servir un artiste. J’aime beaucoup ce qu’elle fait, donc on a contacté son équipe. On leur a envoyé des prods, et ils ont accepté.
La session est intervenue à une période où je n’étais pas au meilleur de moi-même. Je n’avais pas toutes mes énergies alignées, et elle a été très patiente. J’ai pris une prod que j’avais en réserve, une de ces maquettes que je garde pour les pannes d’inspiration. Elle a aimé, j’ai commencé à construire quelque chose, et elle a enregistré. La session a duré plusieurs heures, et à la fin, on avait une topline. Au début, j’étais mitigé, parce que j’avais l’impression de ne pas avoir pu donner tout ce que je voulais, mais je suis rentré chez moi, j’ai retravaillé, et je lui ai renvoyé une nouvelle maquette. Par la suite, elle a reposé, on a coupé pas mal de parties pour créer ce morceau un peu évolutif, où elle chante au début et où la prod prend le relais pour lui répondre.
C’est une chose que je voulais ramener : un dialogue entre la voix et la prod. Je l’ai aussi fait avec Kenda sur l’outro du projet. J’aime bien que l’artiste se lâche, et que la prod continue après, comme pour réfléchir à ce qu’on vient d’entendre. Le morceau s’est un peu étalé dans le temps. Il y a eu des allers-retours, des maquettes, des modifications. Ça a pris plusieurs mois avant d’avoir quelque chose qui me plaisait vraiment. J’ai fait cinq ou six versions de la prod pour trouver le bon équilibre, sans tomber dans le cliché.”
4. Finalement (feat. Angie)
“On a passé près de 14 heures au studio. On a fait plein de maquettes, et au début, on allait dans la facilité : on voulait la faire rapper. C’était hyper quali, parce qu’elle est trop forte, mais il manquait un peu d’âme, quelque chose de plus poignant.
J’étais avec Lewis Amber, et on a cherché, on a essayé des accords de guitare, de piano, plusieurs maquettes, et au bout d’un moment, on a trouvé une loop que Lewis avait déjà faite. On a construit toute la prod autour. L’idée, quand on l’a faite, c’était d’aller vers une énergie qui va ressembler à ce que pourrait faire une chanteuse comme Tems. Quand je l’ai dit à Angie, elle m’a répondu “Ah ouais, c’est exactement ça”, et ça lui a ouvert une porte pour aborder des thèmes un peu différents, peut-être plus personnels, moins pop, plus sincères.
Elle est très forte pour enregistrer, donc ça allait assez vite. La prod aussi s’est faite naturellement. Une fois qu’on avait la loop, on a vite déroulé. Le plus long, c’était la structure et le mix, pour garder quelque chose de cohérent.”
5. Battement de cils (feat. KENDA)
“Kenda, c’est un artiste avec qui je travaille souvent, et qui m’a toujours apporté beaucoup d’amour sur mes prods. J’avais envie de lui rendre honneur. Le fait qu’on travaille dans la même structure a rendu les choses simples, parce qu’il y a une vraie confiance. C’est un morceau qu’on voulait intime, personnel. Je lui ai mis une petite guitare au début pour qu’il puisse se livrer. Les drums sont presque étouffés, juste là pour donner un peu d’énergie. Il a une voix très délicate, capable de monter très haut.
C’est une prod que j’ai faite pour lui, pas destinée à quelqu’un d’autre. Je crois que j’étais dans une période où j’avais envie de jouer beaucoup de guitare. Je trouvais ça plus subtil d’entrer avec un arpège un peu chaotique, pas parfaitement joué. Ça soulignait bien la fragilité de ce qu’il disait. La guitare crée tout de suite une ambiance sans prendre trop de place.
Le piano, j’en jouais moins bien à l’époque, et j’avais peur de tomber dans quelque chose de cliché. La guitare, surtout dans les aigus, venait mieux accompagner sa voix. C’est un morceau qui a une place particulière dans mon cœur, parce que j’ai réalisé à quel point j’aimais sa manière de chanter et de poser. J’étais dans une vibe très 6lack à ce moment-là, il avait sorti un projet qui m’avait marqué. Il utilise beaucoup la guitare, et j’aime cette façon d’être à la fois entraînant et très intime.”
Propos recueillis par Arthus Vaillant