Célia Kameni: “Je veux m’inscrire dans une catégorie d’artistes qui se définissent par la liberté”

Dix ans à collaborer, à prêter sa voix à d’autres projets, à explorer les scènes jazz et au-delà. Et puis vient le besoin de se recentrer, de prendre le temps de construire son propre langage. Récente lauréate des Victoires du Jazz 2025, dans la catégorie artiste vocale, Célia Kameni s’est offerte le luxe d’une récompense avant même la sortie de son premier EP, MEDUSE, qui a vu le jour le 29 août dernier. Cette déclaration prend une forme de recommencement avec la conscience d’un chapitre nouveau, lucide et fragile à la fois, mais porté par une force qu’elle ne cherche plus à dissimuler. “J'ai l'impression de prendre aujourd'hui possession de ce que je veux faire. Je me sens presque comme une novice mais pouvoir se dire qu'un nouveau chapitre débute après toutes ces expériences, c'est très satisfaisant", confie-t-elle, attablée à un café du 11e arrondissement. MEDUSE pose une carte de visite intime, dense malgré son format resserré, et d’une grande clarté artistique. Quatre titres comme une première esquisse, une base solide pour affirmer un univers qui se nourrit à la fois du classique de son enfance, des héritages jazz, et d’une folk qui traverse ses chansons comme une réminiscence. On entend Joni Mitchell, Yebba, mais aussi les échos de collaborations fondatrices, notamment avec Yaël Naïm. La construction est volontairement organique, revendique l’expérimentation comme moteur tout en choisissant de ne pas tout montrer. Un premier flot fort, dépouillé d’éparpillement.

Crédits: Anne-Laure Etienne

Ton EP « Méduse » compte quatre titres. Comment ce format s'est-il imposé ?

J’ai un processus assez lent et intime et je sentais que j’avais besoin de prendre mon temps et de m’impliquer. Je n’avais encore jamais sorti de musique en mon nom, donc ces quatre titres étaient une première présentation de l’artiste que je suis avec mes premières collaborations autour de mon projet personnel.

Quel rôle as-tu eu dans la production de ces morceaux ?

J’ai écrit avec plusieurs personnes, mais j’ai fait toutes les maquettes et pré-productions seule chez moi. Je tenais à passer par cette étape avant de retravailler les morceaux avec des réalisateurs. Je voulais que ça reste fidèle à ce que j’aime vraiment. Quatre titres, c’était déjà très bien pour poser une base.

Tu as travaillé avec les producteurs LaBlue et Janoya, entourée d’instrumentistes comme Julien Loutelier, Robinson Khoury, Gianni Caserotto ou Juliette Serrad. Dans quelles conditions cet EP a-t-il vu le jour ?

Ce premier EP était ma première occasion d’assumer mes choix artistiques et de raconter également ce que je tenais à exprimer. Je tenais à faire mes arrangements seule, puis à travailler avec un réalisateur pour aller plus loin. Avec LaBlue, on est repartis de mes maquettes et on a ré-enregistré toutes les parties instrumentales dans différents studios parisiens. C’était intense mais très enrichissant.

Tu avais déjà eu l’expérience du studio pour des projets d’autres personnes, là c’était pour ton propre EP. Qu’est-ce que ça a changé ?

C’était la première fois que j’étais aux commandes, et c’est trop bien parce que LaBlue est quelqu’un d’ultra sensible et ultra talentueux aussi. Il avait des idées pour transformer et sublimer la prod que j’ai vraiment adorées. Il était également très à l’écoute de ce que je voulais, et on s’est trouvé plein de points communs dans nos sensibilités et nos kiffs musicaux. Avec LaBlue, on a fait une espèce de labo à deux, puis j’ai senti qu’on avait besoin d’un recul supplémentaire. J’ai fait appel à Janoya pour aller encore plus loin, il est venu élargir la vision sur la musique et a apporté des idées de prod et d’arrangements.

Tu te souviens des prémices de la création de cet EP ?

Oui, il y a eu plusieurs phases. L’écriture a commencé trois ou quatre ans avant la sortie, après des rencontres qui m’ont inspirée et avec qui je me disais que je pouvais avoir la connexion suffisante pour écrire des chansons qui me ressemblent. Avec Yaël Naïm par exemple, on travaillait à distance : des mémos vocaux, des maquettes chacune de notre côté, souvent à partir du piano. J’ai passé beaucoup de temps chez moi à pianoter et à composer à partir de mes modestes capacités de pianiste. À partir de là, j’ai construit des instrumentations, souvent avec des cordes. Quand j’étais enfant, j’ai appris théoriquement la musique par la musique classique. Malgré son caractère lointain, ça m’a toujours suivie. J'avais très envie qu’on le ressente sans que ce soit de la musique classique. Sur Logic, avec des plug-in de cordes, j’ai commencé à faire des arrangements dans ma chambre.

Je me faisais la réflexion en écoutant l’EP qu’il y avait une séparation entre les deux premiers morceaux qui débutent en accords de piano et les deux suivants avec des cordes. Comment as-tu pensé cette construction musicale ?

Pour “De doute et de joie”, c’est un violoncelle joué à partir d’un son de contrebasse composé sur l’ordinateur. Pour “I Do”, même si je ne suis guitariste, j’adore la folk, je suis très influencée par la chanteuse Joni Mitchell, à qui je fais directement référence dans le morceau. Dans l’album “Blue”, sur le morceau éponyme, elle commence par la phrase “Songs are like tattoos”, je débute le morceau par la phrase “Memories are like tattoos on my skin”, il y a aussi des échos de sa musique au début et à la fin du morceau. Je cite également Joni à la fin du morceau, une phrase qu’elle avait dite à son amant à l’époque . J’avais envie d’une chanson qui rappelle cette folk qui m’habite. J’ai, avec un clavier et une guitare, créé un arpège de guitare et mon guitariste l’a rejoué. J’ai adoré faire ça.

En écoutant ce morceau, j’ai aussi pensé Yebba et son morceau “Yebba’s Heartbreak”.

Cette chanson a très certainement influencé ce “I Do” que je répète. Au moment de l’enregistrement, je me souviens de l'avoir réalisé et m’être dit “hmm bon je garde” (rires). Je suis fan de cette chanson aussi.

Que représente le titre MEDUSE ?

La méduse, c’est à la fois l’animal et la créature de la mythologie grecque Médusa. Elle avait, avec ses deux sœurs, un pouvoir qui terrifiait les autres divinités, notamment masculines. J’avais envie de m’identifier à cette idée d’une force intérieure qu’on met du temps à dévoiler et déployer, par protection aussi, notamment quand on est une artiste féminine. J’ai souvent été cataloguée comme chanteuse de jazz, enfermée dans des clichés. J’ai donc beaucoup misé sur la protection et l’intériorité. Cette figure m’a donné une certaine force dans l’histoire que je me suis racontée. L’animal qu’est la méduse correspond également à cette dichotomie entre la fragilité apparente et cette force incroyable qui finalement terrifie la plupart des gens. Je ne pense pas être terrifiante, mais j'aimais trop cette idée d'une fragilité qui peut se déployer et dévoiler une force nouvelle.

Ce que tu racontes se ressent même dans la progression de tes morceaux. Surtout sur les deux premiers où il y a une première partie du morceau qui est assez douce avant des envolées. C’était compris dans cette réflexion également ?

Pas consciemment au départ. Mais je me rends compte que c’est souvent ma façon de construire les chansons. Même en live, j’aime les morceaux qui évoluent en deux parties. J’ai été influencée par des albums où les titres s’enchaînent sans rupture claire. Ici, ce n’est pas d’un morceau à l’autre, mais à l’intérieur des morceaux. Ça exprime une forme de clair-obscur que j’aime beaucoup.

On retrouve une grande densité musicale et vocale. Sur tes précédentes collaborations on pouvait sentir que ta voix était pensée comme un instrument à part entière. Comment as-tu abordé ce rôle dans ce projet ?

C’est marrant parce que j’ai presque la sensation inverse. J’ai presque l’impression de n’avoir montré qu’une partie de ce que je peux faire. Sur d’autres projets, j’étais dans des registres très différents. Les personnes qui me connaissent de ces projets-là, ont dû être surpris de là où j'allais sur cet EP. Vocalement, il reflète vraiment ce qu'il y a d'intime dans ma manière de m'exprimer vocalement. Mais je sais que dans ce que je vais faire par la suite, je sais que j'ai encore des facettes et des palettes vocales à délivrer. Ce sujet a été une vraie question, pour ne pas dire prise de tête. J’ai longtemps eu du mal à choisir une direction parce que j’ai une palette assez large, et parfois ça me perturbait. Mais je crois que cet EP marque une première définition. J’ai pu me perdre, mettre du temps à comprendre qui j'étais et comment je voulais m'exprimer vocalement. ça a été une force de naviguer dans des styles très variés jusque-là, mais ça a créé aussi de la complexité pour choisir un angle. De l'extérieur, tu as l'impression que c'est déjà hyper large, là où moi j'ai l'impression que c'est restreint.

Pour la suite, dans quelle direction souhaites-tu aller ?

J'ai envie de tout à la fois, mais je pense que je vais d'abord continuer d’expérimenter. Le prochain projet sera différent, avec sûrement d’autres collaborations. Mais je sais qu'à un moment je vais avoir envie de poser et préciser quelque chose. Ce ne sera jamais, de toute façon, stylistiquement enfermant. Surtout à notre époque, j’ai l'impression qu'on est de plus en plus à ne pas vouloir être rangé dans des cases. Les artistes que j'adore sont des artistes qui sont multiples.

Wrong Again a été écrit et composé par Yaël Naim, comment est né ce morceau ?

On avait collaboré pour la première fois sur le morceau “Used”, sur lequel j’ai écrit les couplets et le pont et Yaël le refrain, chacune de son côté. Puis, on a continué ensemble en studio. Elle m’a aussi fait écouter un morceau qu’elle avait composé et qui m’a tout de suite touchée. Ce sont ces moments où tu sens que la chanson aurait pu être la tienne, que tu aurais pu écrire et prononcer ces mots-là. J’ai eu envie de l’interpréter, sans changer la mélodie ni les paroles, mais en le réarrangeant entièrement. Elle l’avait imaginé guitare-voix, et moi je l’ai emmené dans mon univers.

L’écriture sur cet EP est donc assez libre, tu n’as pas de restrictions pour interpréter des chansons écrites par d’autres.

Exactement. Je n’ai aucun problème à chanter un texte écrit par quelqu’un d’autre, ou à co-écrire. Par exemple, “De Doutes et de Joie” a été écrite par une autre chanteuse. J’ai peaufiné le texte, et surtout j’ai réarrangé toute l’instrumentation. Je me sens compositrice et arrangeuse avant tout, et c’est là où je m’épanouis. “I Do”, c'est la seule chanson que j'ai faite à 100 %.

C’est une chanson particulière pour toi ?

Oui, elle est spéciale parce qu’elle parle de choses intimes, notamment de ma famille. Tu vois par exemple, je fête la sortie de mon EP (le 25 septembre, aux Étoiles), je sais qu’il va y avoir ma famille. En live, j'ai l'habitude de raconter pourquoi et comment j'ai écrit cette chanson. Je sais qu’expliquer ça avant de chanter devant eux, ça va être très fort. Elle évoque les personnes qu’on ne voit plus et qu’on a perdues. C’est comme si je m’autorisais à dévoiler une conversation qui était, jusque-là, secrète.

Tu as participé à la BO du film d’animation ‘Sirocco’, que j’ai adoré. Comment cette expérience s’est-elle passée ?

Un jour Pablo Pico, le compositeur du film, m’a appelée. La musique était déjà écrite. Pablo était très précis dans ce qu'il voulait et dans ce qu'il avait écrit, mais en même temps, il avait aussi très envie que j'y apporte ma touche. Ça a été une journée trop chouette, tout était très fluide. Il y a ensuite eu une deuxième phase, pour la précision de l’animation. Comme j’interprète la voix chantée d’un personnage du film, le réalisateur m’a demandé de me filmer en chantant pour s’inspirer de ma gestuelle dans l’animation. C’était une expérience géniale.

Tu as vu le film à sa sortie ?

Oui, je l'ai vu au cinéma à l'avant-première sur les Champs-Élysées. C'était trop beau de voir ce film là-bas. Je suis assez fière de ce travail-là

Qu’est-ce que toutes ces collaborations t’ont appris pour ton projet solo ?

Je me suis construite à travers elles. J’ai été formée dans le jazz, surtout sur scène, dans l’instant. Les expériences multiples, avec des musiciens, des danseurs, en studio ou en live, m’ont forgée. J’ai l'impression d'être vraiment l'addition de toute cette expérience. J’ai été dans la découverte de moi-même sur scène et en interaction avec des gens. La multiplicité de ces expériences fait l'artiste que je suis aujourd'hui. Cet EP est un condensé de tout ça, même si je n’ai pas encore tout exprimé. Mais ces collaborations m’ont montré que, malgré tout, c’est moi qui décide ce que je veux dire. Ma personnalité transparaît toujours, même dans un projet collectif. Elles m’ont donné la confiance nécessaire pour assumer mon univers. J'ai adoré toutes les collaborations que j'ai faites jusqu'ici.

Par rapport à la suite de ta carrière, est-ce qu'il y a des profils d'artistes contemporains qui t’inspirent dans leur manière de construire leur trajectoire ?

La chorégraphe Bintou Dembélé m’a beaucoup marquée. C'était vraiment un honneur de travailler avec elle pour toute l'expérience qu'elle a et pour la dimension énorme qu'elle déploie dans son art. Elle vient d’un milieu, celui du hip-hop, qui a mis du temps avant d'être reconnu pour ce que c'était. C'est un monde qui ne fait pas partie des institutions donc ces artistes ont beaucoup de mérite dans leur combat et dans leur démarche. Ce que j'aime beaucoup chez elle et ce qui pour moi est vraiment une force, c’est qu’elle est partie de ce monde dans lequel elle était cataloguée et qu’elle a réussi à se réapproprier son corps, son art, l’espace pour sortir de cette case et déployer et créer une gestuelle et un art qui lui sont propres et qui est la résultante de son parcours. Un parcours très personnel, lié à elle, sa famille, ses ancêtres. Sa démarche de réappropriation m’inspire énormément, m’a beaucoup questionnée. À l’inverse, je pense à Amy Winehouse pour qui ça a été un processus contraire : Frank était d’une singularité incroyable, un chef-d'œuvre de dévoilement d'une personnalité et d'une personnalité artistique ultra forte et ultra singulière, en opposition avec Back to Black qui pour le coup était beaucoup plus identifié stylistiquement et qui finalement l'a enfermée dans une catégorie. Pour moi, la Amy du départ était tellement inspirante et tellement singulière.

Dans un récent entretien, Oscar Emch, qui a également eu une formation de guitariste jazz avant d’être le chanteur qu’il est aujourd’hui, me disait qu’il avait dû « désapprendre » certaines pratiques liées à sa formation pour trouver sa propre manière de jouer. As-tu ressenti également ce besoin ?

Complètement. Pour ma part, j’ai dû déconstruire et désapprendre beaucoup de choses dans ma manière de chanter et d’interpréter. Le jazz, surtout quand on sort de l’école ou du conservatoire, est un milieu très élitiste, avec des attentes énormes les uns envers les autres. C’est assez rude pour la personnalité artistique et humaine. Si tu écoutes ce que je faisais à l’époque, quand je rendais hommage à Ella Fitzgerald par exemple, ma façon de chanter était radicalement différente. J’ai dû me détacher de ça, réapprendre, et me reconnecter à d’autres strates de moi-même : la musique classique que je pratiquais enfant, la folk… Toutes ces influences qui n’étaient pas mises en avant dans le jazz, où l’on attendait de moi un timbre et une attitude très spécifiques.

Comment vois-tu l’équilibre futur entre carrière de scène et carrière discographique ?

La collaboration et l’expérimentation feront toujours partie de moi. Les phases de promo sont nécessaires mais énergivores, et elles coupent un peu de créativité. Je vais devoir trouver un équilibre entre sortir de la musique et continuer à explorer. Mais je veux rester dans une démarche de liberté, surprendre le public et me surprendre moi-même. J'ai envie de m'inscrire dans une catégorie d'artistes qui restent expérimentaux et et qui ne sont pas définis par des esthétiques, définis par des formes, mais qui, justement, se définissent par la liberté.

Propos recueillis par Arthus Vaillant

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