BAMBII: “Quand j’ai quitté la fac j’étais perdue, puis les clubs sont devenus ma nouvelle université”

À mi-chemin entre science-fiction sonore et manifeste de club culture, BAMBII revient avec Infinity Club 2, un EP qui pulse comme une rave intérieure. DJ, productrice, chercheuse de textures et d’altérités, Kirsten Azan ouvre à Shimmya les portes de son laboratoire de sons, où "chaque morceau est une capsule de mémoire". Entre l’euphorie du dancefloor, la solitude du studio et l’imaginaire d’un monde sans frontières musicales, la jamaïco-canadienne compose un territoire intime, diasporique, en perpétuel mouvement. "Je suis déjà excitée par toute la nouvelle musique que je fais", confie-t-elle, comme un aveu d’intranquillité créative. BAMBII affine un langage rythmique entre le dancehall, le R&B, le baile funk et la bass music, sculpté à même la nuit. Héritière de la culture soundsystem autant que des expérimentations club contemporaines, l’autodidacte signe un EP dense et racé, où la narration passe par la pulsation, un sens aigu de la dramaturgie musicale hérité de ses DJ sets. Formée dans les clubs torontois, influencée par M.I.A., collaborant avec BEAM, Lyzza ou Kelela, elle injecte à chaque track une intention précise : raconter l’histoire des musiques noires sans jamais les figer. Le club, pour elle, reste un espace d’archivage vivant. Et Infinity Club, une zone de friction fertile, où les genres s’entrechoquent en continu. Longtemps, pourtant, BAMBII a cru que produire n’était pas pour elle. Finalement, sort en juin Infinity Club 2, un disque à la fois personnel et politique, écrit "comme un puzzle", où chaque morceau tente de réconcilier les fragments de son histoire. Infinity Club 2 ressemble, à l’instar de ses sessions 1000 Genre, à une fête qui ne finirait jamais, donnant au club sa définition la plus chimérique d’un endroit où l’on ne veut surtout pas rentrer chez soi.

Joséphine Messien pour Shimmya Magazine

Je trouve ta façon de collaborer avec les artistes vraiment fascinante, comme celle avec Sadboi, qui a insufflé du baile funk à sa musique, avec la productrice brésilienne Lyzza. On dirait que tu rends hommage aux racines des genres dont vous vous inspirez. Était-ce une intention délibérée ou est-ce venu naturellement ?

Je dirais que c’est moitié-moitié. Beaucoup de choses viennent intuitivement : j’entends une voix et je sais que c’est cette personne qu’il me faut. Mais il y a aussi une réflexion consciente : quel est le sens de cette chanson ? Quelle est la référence ? Quelle portée culturelle cela peut avoir ? Ça, c’est essentiel pour moi, car ça vient de mon parcours de DJ. C’est clairement un équilibre sain entre les deux.

Comment choisis-tu les artistes avec lesquels tu collabores ?

J’ai la chance de les connaître pour la plupart en ayant le temps en amont de tisser des liens personnels avec eux. Sinon, je contacte directement la personne que je veux. Être signée m’a beaucoup aidée : quand tu es indépendante, c’est plus compliqué d’avoir des réponses. Le soutien d’un label, ça change tout.

J'aime aussi beaucoup la façon dont tes chansons évoluent. Elles changent souvent subtilement, mais apportent beaucoup d'énergie, comme si elles grimpaient constamment. Comment construis-tu cette dynamique ?

Je suis comme tout le monde donc j’ai une capacité d’attention assez courte (rires). Je travaille de manière frénétique. Je veux que mes morceaux aient une progression, une sorte d’arc narratif. Quand je compose une chanson, je me dis : “OK, et après, qu'est-ce qui va se passer ensuite ?” On est submergés de nouveautés chaque jour, donc j’aime surprendre, comme je le fais dans mes DJ sets. Ma manière de mixer est d’une grande inspiration pour ma manière de produire : prendre un virage inattendu, ne jamais rester trop longtemps au même endroit.

Joséphine Messien pour Shimmya Magazine

Tu as de nouveau collaboré avec BEAM sur ce disque. Comment votre dynamique et votre relation créative ont-elles évolué ?

Notre dynamique, oh notre dynamique (rires). C’est à la fois amusant et frustrant comme une relation entre un frère et une sœur. On a déjà sorti plusieurs titres ensemble et, honnêtement, c’est l’un de mes vocalistes préférés de tous les temps. La dernière fois, on a travaillé ensemble à Miami. On a écrit un morceau en pleine nuit, sans dormir, et tout s’est assemblé naturellement. C’était une super expérience de passer du travail à distance à une vraie session studio.

Le titre Mirror m’a particulièrement marqué. Quelle est son histoire ?

Ce morceau à l’origine devait être sur Infinity Club I, mais je bloquais dessus. Pendant une longue période, ça ne ressemblait qu’à une bonne idée mais sans conclusion. Je savais pourtant que je voulais le finir, parce que c’était une de mes démos préférées. Lorsque j’ai retravaillé dessus récemment, tout s’est aligné. Parfois, faire de la musique ressemble à faire un puzzle. À ce moment-là, c’est comme si j’avais les pièces du puzzle dans les mains, mais aussi plus d’expérience. Avant, j’entendais des choses dans ma tête que je n’arrivais pas à traduire. Aujourd’hui, je me sens capable de transformer en musique ce que j’imagine.

Dans le clip, on te voit jouer de la basse. C’est nouveau pour toi ?

Oui ! Cette année, j’ai pris des cours de piano trois fois par semaine et j’ai aussi commencé la basse. Certaines lignes de basses de l’EP viennent directement de moi, même si l’EP dans sa globalité est très électroniques.

Tu aimerais explorer davantage l’acoustique ?

Peut-être plus tard, je suis encore un peu timide. Mais jouer d’un instrument m’a redonné le plaisir enfantin de la musique, sans pression. Quand la musique devient ton métier, ça peut devenir lourd. Le piano et la basse me permettent de retrouver le jeu pur, juste pour moi. J'aime bien faire ces choses qui sont liées à la musique, mais qui ne mènent pas forcément quelque part. Je m'améliore simplement de plus en plus. Parce que j’ai aussi l'impression que la musique peut devenir très toxique.

Au cours de l'année écoulée, tu as sorti six clips vidéo ou visualizers, Bad Boy étant le plus élaboré. Quel type de symbolisme ou de narration vises-tu avec ces supports visuels ?

Je veux que les gens comprennent que je peux aller partout donc je vais faire plein de choses, aller dans plein d'endroits. Mes clips sont volontairement très différents dans ce sens. Je me vois comme une artiste multi-genre, multimédia. À l'heure actuelle, les gens écoutent la musique de manière très cloisonnée. En tant que producteur, je fais tout type de musiques, j'ai tellement de démos qui abordent tellement de genres que les auditeurs pourraient trouver improbables, tout en essayant de faire le lien entre elles. Donc, si vous regardez mes visualiseurs, si vous vous asseyez vraiment et que vous les regardez tous, je n'ai pas de budget pour aucun d'entre eux, mais vous voyez en quelque sorte un thème qui semble métaphysique, qui semble infini. Les points de référence sont toujours en train de se rejoindre et de se connecter. L'une des artistes auxquelles je fais toujours référence, c'est Mia. Parce que j'ai l'impression qu'elle était capable de toucher à tout un tas de choses différentes tout le temps, mais tout en conservant une sorte de cohérence et en amenant les gens à l'apprécier, à la croire en tant qu'artiste et à comprendre pourquoi elle fait ce qu’elle fait.

D’où vient ton amour pour les clubs ?

Avant même d’être DJ, quand j’ai quitté la fac, j’étais déprimée, perdue, et les clubs sont devenus ma nouvelle université. J’y allais tout le temps. Et bizarrement, je pense que beaucoup de gens pensent que lors d'une fête, on se perd soi-même. Mais j'ai plutôt l'impression d'avoir trouvé mes repères, d'avoir découvert qui j'étais grâce à ces expériences folles autour de la musique avec mes amis.

Tu as commencé à produire après avoir été DJ ?

Oui, bien plus tard. J’avais trop peur. Et ça ne me semblait même pas être quelque chose que je pouvais faire. Je veux dire, il n'y a pratiquement aucune femme productrice dans le monde. Il n'y a pas beaucoup d'exemples. Pendant longtemps, quand je mixais, je prenais un immense plaisir après coup parce que je me disais que c’était quelque chose que je n’étais pas censé pouvoir faire. Quand j'écoutais des chansons, j'étais tellement fascinée par la musique, ça me semblait encore plus inaccessible. L'un de mes regrets est de ne pas avoir eu plus confiance en moi plus tôt, car j'aurais commencé à faire ce que j'aime tant beaucoup plus jeune.

Quand tu as commencé à voyager pour mixer hors de Toronto, imaginais-tu cette vie ?

Pas du tout. Je dirais que c'est surtout parce que je viens du Canada. Même si les choses changent à Toronto, à l'époque, je ne voyais rien. Nous n'avons pas une industrie artistique très développée, ni une grande industrie musicale, je n’avais aucun modèle autour de moi. Je n’aurais jamais imaginé en arriver là. Quand on est enfant, on imagine certaines choses, on a des fantasmes particuliers. Mais je ne pensais pas vraiment en arriver jusqu’ici.

Tu te souviens de ta première fois sur des platines ?

C’était super dur ! Mais j’ai adoré. Le talent, être bon dans quelque chose, c’est une quête, une poursuite. Tout ce que vous aimez essayer, vous pouvez finir par être bon dedans. Mixer me fait me sentir bien, sans avoir besoin d’un but extérieur.

Tu as donc appris seule ?

Oui. À Toronto, la scène DJ était très compétitive, dominée par des hommes. Personne n’aidait personne. Les ateliers collectifs sont arrivés bien plus tard.

Au Canada et à Toronto en particulier tu as beaucoup fait pour cette culture et la rave culture. En France, les raves sont souvent criminalisées. Comment a évolué la situation au Canada ?

C’est pareil. Il y a eu une grosse scène dans les années 90 qui a été réprimée. Aujourd’hui encore, de nouvelles lois compliquent la vie des artistes et des lieux culturels. J'ai l'impression que chaque jour, de nouveaux règlements rendent de plus en plus difficile non seulement la vie nocturne, mais aussi l'expression culturelle dans la ville pour les artistes qui veulent gagner leur vie et avoir un mode de vie durable. Dès qu’un gouvernement penche vers le conservatisme, l’art en subit les conséquences.

As-tu réussi à trouver un endroit où tu te sentais libre par rapport à cette répression ?

Les raves, de manière générale, sont l’un des derniers tiers-lieux. Un espace où les gens se rencontrent au-delà des classes, des genres. Quand elle tend vers le meilleur, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas pour toutes les raves et tous les dance floor, j'ai l'impression que le dance floor est une expérience sociale très importante. Si ça se passe bien, ça peut vraiment être un tournant pour les gens, qui peuvent alors nouer de nouvelles relations avec eux-mêmes, avec les autres, avec la musique en général. Dans un monde de plus en plus dur, ce sont des espaces de joie qu’il faut absolument protéger. C'est sans aucun doute l'un de mes endroits préférés au monde.

En dehors des clubs ou des dance floor en général, où écoutes-tu de la musique ?

J’écoute beaucoup de musique chez moi ou en voyage. Mais parfois, je fais des pauses. J’ai besoin de silence aussi. Il y a des périodes où j'écoute beaucoup de musique, et d'autres où j'ai besoin de protéger mes oreilles.

Je voulais profiter de cet entretien pour te remercier pour tes deux “1000 GENRE MIX”, qui sont des vidéos fondatrices pour ma culture personnelle et qui donnent l’impression d’être une invitation vers l’INFINITY CLUB. Ce mix du morceau de Doechii était absolument fou sur le deuxième épisode. D’où vient l’idée de ces sets ?

J’aimais l’idée de représenter les femmes dans la tech, dans la science. Traiter le DJing comme une expérimentation en labo. C'est comme si je bricolais. Les visuels sont nés de cette idée de comment je pouvais en quelque sorte l’envelopper et leur faire signifier quelque chose par rapport à ma passion pour la science-fiction. Avec ce concept de “1000 Genre”, un thème qui se tisse tout au long de la vidéo, tout ce que je fais, c'est essayer de faire référence à tout ce que j'aime, ce qui correspond à énormément de choses pouvant paraître disparates. Cette idée des mille genres, j'essayais juste d’exprimer que j'avais l'intention d'aller partout en tant que producteur, en tant que DJ, et d'essayer de faire avancer cette culture. La connectivité de la musique, le fait de mixer sur ces platines qui m’entourent, c’était génial à faire.

En t’écoutant je repense à un entretien donné par Burial, dans lequel il disait que les clubs étaient en quelque sorte des archives vivantes. Te considères-tu comme une archiviste, notamment pour les musiques caribéennes ?

Je dirais que oui. À chaque fois que je fais un morceau, une vidéo ou chaque événement auquel je participe est une capsule de mémoire, je prends ça très au sérieux. C'est comme un instantané de la jeunesse, de la culture de notre génération. La musique renferme beaucoup de souvenirs. Je pense donc que tous ceux qui pratiquent la musique, mais qui, comme moi, se considèrent encore comme des amateurs, ont besoin d'interagir avec les gens dans la vie réelle. Tout est très, voire trop, en ligne actuellement. C’est important pour moi de savoir que la vraie vie sera toujours plus importante et d’essayer de la capturer de manière honnête. Tous ceux qui sont dans cette démarche sont donc des archivistes, selon moi, et je me considère comme tel.

Il existe une frontière ténue entre l'identification au genre et le mélange des genres. Ressentez-vous le besoin de protéger le premier afin qu'il ne soit pas éclipsé par le second ?

J’aime le fait que les langues nous aident à exprimer des choses inexprimables, à dire ou à créer de nouvelles connexions. En même temps, j'ai parfois l'impression qu'une identification excessive peut être prétentieuse, trompeuse ou inaccessible pour certaines personnes. J'aime bien être une “geek” en matière de musique. Et selon moi, la recherche dans ma pratique est vraiment importante.

Joséphine Messien pour Shimmya Magazine

Comment cherches-tu de nouveaux sons ?

Je suis plusieurs labels, donc j'essaie d'aller là où les autres ne vont pas. Évidemment, Spotify, c'est compliqué, avec son algorithme mais j’y vais par intermittence. Suivre directement les artistes est très important pour moi, je suis donc plutôt sur des plateformes comme Bandcamp, où je sais que les artistes ont eux-mêmes sélectionné leurs morceaux, comme Soundcloud, Beatport ou d'autres plateformes indépendantes, qui vont toujours être plus respectueuses des artistes. Instagram m’aide aussi parce que je veux rester au courant. Si je vois un musicien que j'aime, je vais le suivre pour avoir un lien plus direct avec lui. Ma façon d'utiliser Internet me pousse à intégrer la musique dans ma vie, même de manière très décontractée, sans faire d'efforts particuliers. Cette recherche se fait donc en permanence et à n’importe quel moment dans ma vie naturellement.

Tu as collaboré avec Kelela. Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Je l’ai rencontrée à Toronto, avant la pandémie, quand j’ai mixé pour elle. Pendant la pandémie, on est devenues vraiment proches, comme des correspondantes. Je pense qu’on collaborera à nouveau, de façon organique. On travaille actuellement sur des projets différents, mais elle reste l'une de mes personnes préférées et l'une de mes meilleures amies.

Sur le remix de Closure, on retrouve également Brazy. Je me demandais si tu avais entendu parler d’une autre artiste, qui a un gros succès en France, qui s’appelle Theodora. Si non, tu vas adorer.

Attends, laisse moi réflechir (elle prend son téléphone). Mais oui bien sûr, j’ai vu son nom circuler, mais je n’ai pas encore pris le temps d’écouter. Je vais carrément faire ça en sortant. Elle a l’air de vivre un grand moment en ce moment.

Tu es à Paris pour combien de temps ?

Encore trois jours.

J’allais te demander si tu comptais aller à la Fête de la Musique cette année (l’entretien a été réalisé en juin dernier, ndlr) ?

Tu sais j’y ai joué, l’année dernière, c’état absolument incroyable, mais aussi un peu effrayant vu l’ampleur. J’adorerais être là cette année, parce que c’est une de mes fêtes préférées, mais je serai à New York.


Propos recueillis par Arthus Vaillant

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